Entretien

Interview de Bérengère Cournut, Prix du Roman Fnac 2019

19 septembre 2019
Par Pauline

Dans De pierre et d’os, la lauréate du Prix du Roman Fnac 2019, Bérengère Cournut, nous plonge au cœur de la vie eskimo. La force du livre réside dans la voix d’Uqsuralik, jeune femme séparée de sa famille qui affrontera les situations les plus extrêmes, jusqu’à embrasser un destin hors du commun. Un texte onirique, contemplatif, rythmé par de nombreux chants inuits, qui met à jour un monde à l’imaginaire puissant où le rapport au vivant et à la nature contraste avec le nôtre.

Dans votre roman Née contente à Oraibi, vous écriviez sur la culture Hopi. Dans ce nouveau livre, De pierre et d’os, récompensé par le Prix du Roman Fnac, vous racontez le destin d’une jeune Inuit. Comment est venu votre intérêt pour ces cultures ancestrales et pourquoi avoir voulu en faire des romans ? 

Couverture_DE_PIERRE_ET_DOS+bandeau

C’est un hasard de la vie qui m’a mené dans l’Ouest américain en 2011 et 2012 pendant plusieurs mois. J’ai découvert ces cultures-là sur le terrain, dans des paysages qui sont les leurs pour les Hopis et j’ai découvert l’art inuit à ce moment-là. Dans les deux cultures, on a un fort contraste entre l’environnement dans lequel ces populations vivent et la richesse, l’étrangeté pour nous, de leur univers imaginaire, spirituel, symbolique et religieux. Au début, c’était un intérêt tout à fait personnel que j’ai alimenté par beaucoup de lectures et puis, assez vite, je me suis aperçue que ces environnements dans lequel le paysage tenait une place très forte correspondaient à ce que je cherchais en littérature : explorer le rapport que les êtres humains entretiennent avec leur environnement, pas d’un point de vue intellectuel ni affectif, mais quelque chose de quasiment charnel avec la terre qui est la leur.

Le roman s’ouvre sur une scène de double rupture : une fracture de la banquise d’abord, la séparation d’Uqsuralik avec sa famille ensuite. Pourquoi cette scène inaugurale ?

La fracture de la banquise qui sépare des familles est quelque chose qu’on retrouve dans plusieurs récits, soit d’expéditions, soit de récits inuits. Il y a un côté évidemment très spectaculaire. C’était pour moi une façon de marquer dès le départ pour Uqsuralik la rupture avec sa famille, son entrée dans la vie de femme et le début de son parcours individuel. Elle se retrouve seule sur la banquise et cela va être son rapport avec le territoire qui normalement est celui de tout un groupe. Elle va affronter seule les conditions de ce territoire, à la fois très hostile et très puissant. Cette banquise fracturée est ce qui l’a met en danger et ce qui la porte.

« Ces environnements dans lequel le paysage tient une place très forte correspondent à ce que je cherche en littérature : explorer le rapport que les êtres humains entretiennent avec leur environnement.  »

Qu’est-ce qui vous a inspiré l’écriture du personnage d’Uqsuralik ? Comment expliquez-vous sa grande adaptabilité à des situations extrêmes ? 

Née contente à Oraibi de Bérengère Cournut

Vous avez utilisé exactement le bon mot. Je pense que c’est ce qui caractérise les Inuits depuis 4 000 ans qu’ils vivent sur ce territoire. Il y a une grande adaptabilité dans leur culture qui force le respect. C’est une population qui fascine depuis longtemps, aussi bien les gens d’Amérique du Nord que, nous, en France où il y a toute une tradition d’exploration polaire. Je crois que les Inuits tirent leur force principale de cette faculté d’adaptation à des situations. On aurait tendance à parler de situations « climatiques extrêmes », mais pour eux ce n’est pas « climatique extrême », c’est leur environnement depuis toujours et ils ont la capacité de survivre avec presque rien. Claude Lévi-Strauss disait que si on devait mesurer le degré de civilisation d’un peuple à son adaptation et à ses conditions de vie, les Inuits seraient sans doute parmi les populations les plus civilisées du monde, parce qu’effectivement ils vivent – c’est pour ça aussi que mon roman s’appelle De pierre et d’os – avec, traditionnellement, simplement ce que leur donne une nature très avare autour d’eux, des pierres et des os. Il y a extrêmement peu de bois et tout est fait avec les peaux des animaux qu’ils chassent. Il y a une symbiose très forte entre leur façon de vivre traditionnelle et leur environnement immédiat.

Pourquoi avoir décidé de faire de cette femme, dans son apprentissage, une chasseuse et future chamane ? Ce sont des rôles qui semblent être plutôt destinés aux hommes… 

Oui, ces rôles semblent plus couramment destinés aux hommes, mais les femmes ne sont pas exclues de ces destinées-là. Uqsuralik va enfanter plusieurs fois dans le roman et, chez les Inuits, il y a un lien très fort entre le monde des esprits, le monde des morts et le monde des vivants puisque chaque personne qui naît prend le nom de quelqu’un qui a disparu récemment. Le chaman est la personne qui fait le lien entre le monde des vivants, le monde des morts et le monde des esprits. Il m’a semblé que le corps de la femme est précisément ce lieu de passage. Cela me paraissait donc naturel d’incarner ces forces-là à travers un personnage féminin. C’est toute l’ambiguïté de son identité, puisqu’elle est à la fois homme et femme, dans le sens où, quand elle chasse, elle remplit une fonction qui est plutôt dévouée aux hommes, mais s’il y a nécessité, c’est un rôle que peut assumer aussi une femme.

« Chez les Inuits, il y a une symbiose très forte entre leur façon de vivre traditionnelle et leur environnement immédiat. »

Vous avez choisi d’écrire votre roman à travers les yeux de cette femme, alors que nous, lecteurs occidentaux, avons plutôt l’habitude de lire des textes sur la culture inuit racontés du point de vue de l’explorateur, du scientifique. Pourquoi ce choix narratif ?

Mon souhait était de proposer une immersion au lecteur. Si on prend un point de vue extérieur, cela va être difficile de ne pas dire « il faisait très froid », parce que c’est notre jugement qui va parler par rapport à ces conditions-là. J’avais vraiment envie de donner le plus possible l’impression de vivre cette aventure de l’intérieur, par quelqu’un qui ne connaît que ça, dont c’est l’environnement familier. Cela me permettait de parler de toutes les autres choses qui nous sont peu accessibles : l’animisme, le chamanisme, la relation que les Inuits ont aux esprits et aux éléments. Je pense qu’à la troisième personne, j’aurais eu du mal à exprimer cela. Tout le travail de documentation consistait à noter, les unes après les autres, toutes ces choses qui peuvent paraître étonnantes de façon à les assimiler petit à petit, y compris le fait de mâcher des peaux, du cuir quand on a faim. Il y a des cas où on se nourrit du corps des autres humains pour survivre. Il faut s’imprégner progressivement de toutes ces choses pour pouvoir les retransmettre ensuite. Mais cela reste de la littérature. Un Inuit ne parlerait probablement pas de ces choses-là de cette façon. En terme de style, j’ai essayé de coller à une forme, une façon de raconter les choses, qui est très directe, à la fois factuelle, pleine d’humour, de tendresse, une forme de simplicité. Les Inuits ont des talents de conteurs extraordinaires et, en littérature, je ne peux pas le faire ressentir, parce qu’il n’y a pas les bruits, les ambiances. Il fallait cependant que je trouve une façon de transmettre les histoires le plus directement et chaleureusement possible, y compris des histoires qui sont extraordinaires.

Comment avez-vous concilié cette masse documentaire pour la transformer en un roman très poétique ? 

Je ne lis pas énormément, je choisis bien les livres et je procède par imprégnation. Je prends des notes sur des choses qui me paraissent importantes mais, globalement, je préfère moi aussi procéder par immersion, c’est-à-dire essayer de trouver les livres qui sont parlants pour moi, d’un point de vue de la sensibilité, je dirais même sensoriellement, pour essayer ensuite de le retranscrire en tâchant d’éliminer toute distance. Ce n’est pas facile parce que ce sont des ouvrages soit scientifiques, soit d’exploration. J’ai aussi essayé de bannir toute forme d’héroïsme, de forfanterie. Je ne voulais pas qu’on donne cette impression d’extrême parce que les Inuits ne parlent jamais de ça dans leurs récits. Chez eux, il y a une acceptation permanente des choses qui arrivent. Il fallait que je trouve ce ton, cette piste.

« J’ai essayé de coller à une forme, une façon de raconter les choses, qui est très directe, à la fois factuelle, pleine d’humour, de tendresse, une forme de simplicité. »

Votre roman est parsemé de chants inuits. Pouvez-vous nous parler de cette forme et de la raison pour laquelle vous l’avez intégrée au récit ? 

Les Inuits ont plein de pratiques artistiques que nous pourrions appeler « scénettes de théâtre » et il y en a une – la plus facile à retranscrire dans le roman – qui était celle des chants. Ils ont des chants pour tout : quand un enfant naît, sa mère lui compose un chant qui sera à lui toute sa vie, ils ont des chants pour raconter un souvenir, pour régler un conflit, pour raconter un paysage, une sensation, une histoire ancienne… Ces chants peuvent être collectifs, mais souvent ils sont individuels et permettent de raconter une autre réalité que la réalité quotidienne. C’était difficile de bien parler des masques, des chansons, du tambour… Mais les chants, en revanche, avaient toute leur place dans le roman. Je revendique vraiment cela, ce n’est pas une contrainte formelle que je me suis imposée. Je pense que les chants ont, dans mon roman, une place aussi importante qu’ils avaient traditionnellement dans les échanges inuits.

Ces chants permettent de mettre à jour plusieurs voix et surtout de mettre en lumière des relations sociales qui sont à la fois bienveillantes et violentes. Comment expliquez-vous cette dualité extrêmement forte ? 

À mon avis, c’est un autre rapport à la vie et à la mort. Lorsque l’on vit dans des conditions comme celles des Inuits, je pense qu’il y a un rapport organique au vivant qui est différent du nôtre : le fait, par exemple, de passer son temps à chasser le phoque, le caribou… On passe son temps la main dans la viande, dans la graisse, dans les os. Ensuite, il y a une forme de bienveillance collective, une solidarité qui est nécessaire. On peut facilement être un groupe isolé et avoir des premiers voisins à quatre heures de traîneau ou à quatre cents kilomètres. Le groupe doit donc pouvoir se tenir. Il y a une forme de vivre ensemble très forte et en même temps une grande violence. Il y a traditionnellement pas mal d’homicides et de suicides chez les Inuits, pour des raisons différentes de celles d’aujourd’hui. Avant, une femme ou un vieillard pouvait se suicider tout simplement pour soulager le groupe en période de famine. Pour nous, ça peut paraître choquant, mais je pense que dans le mode de vie des Inuits, c’est beaucoup plus naturel. Il y a donc cette coexistence de choses qui sont à la fois très dures et d’autres qui sont extrêmement douces, par exemple dans la façon d’élever les enfants, où il me semble qu’il y a plus un enveloppement qu’un apprentissage. On considère qu’un enfant est un ancêtre qui revient et, plutôt que de lui montrer comment faire quelque chose, on lui dit « souviens-toi comme tu chassais le renard ! » Ils sont très respectueux des enfants … Quand tout va bien ! Car lorsqu’il y a une famine, on peut étouffer des nouveau-nés ou des jeunes… Je parle au présent, parce que je me suis inscrite dans un temps presque archétypal de la culture inuit, mais je sais qu’il y a des choses qui persistent encore à ce jour. L’identité inuit est très vivante et très forte.

« Dans la culture inuit,  il y a une forme de vivre ensemble très forte et en même temps une grande violence. »

Vous avez choisi de ne pas vous rendre dans l’Arctique pour écrire votre roman. Pourquoi ?

Je n’y suis pas allée parce que, dès le départ, je m’inscrivais dans une démarche purement littéraire de fiction poétique. Même si je voyage beaucoup dans l’imaginaire et que j’ai passé du temps en Amérique du Nord, je ne suis pas à proprement parler une écrivaine voyageuse. Je suis quelqu’un qui explore des univers imaginaires très puissants et qui emprunte beaucoup à ces cultures. De cela, j’en suis très consciente et c’est quelque chose qui me fait beaucoup réfléchir, mais je le fais avec une certaine probité. Je n’avais pas envie d’avoir la caution de l’écrivaine qui serait allée dans l’Arctique, d’abord parce que je n’aurais pas pu y passer plusieurs années et je pense qu’on ne connaît pas si bien que ça les populations qu’on visite dans les conditions qui sont celles d’aujourd’hui. En plus, il y a une sorte de détresse sociale, économique à laquelle j’aurais forcément été sensible et je pense que je n’aurais pas pu écrire dans cette espèce de hors-temps si j’avais rencontré des personnes en particulier, des situations en particulier. Cela aurait créé un écran d’humanité qui aurait sans doute été très intéressant, mais ce n’était pas dans ma démarche littéraire. Évidemment que j’ai très envie d’y aller, je souhaite faire le voyage un jour, mais j’aimerais le faire dans le cadre d’une rencontre humaine. Si jamais j’ai la chance un jour d’être lu par des Inuits et qu’un dialogue se forme je pense que là ce serait la meilleure façon pour moi d’y aller.

J’ai lu que vous considériez vos romans Née contente à Oraibi et De pierre et d’os comme un retour au réel, alors que, pour moi, ce sont des textes très oniriques. Qu’entendez-vous par ce « retour au réel » ? 

J’ai écrit quelques livres où j’étais ancrée dans un imaginaire très fort, onirique dont j’avais l’impression qu’il n’appartenait qu’à moi. Quand j’ai découvert les cultures hopis et inuits, même si elles nous sont très étrangères (et c’est ce qui m’a séduite), je me suis rendue compte finalement que ce sont des populations qui vivent sur la même planète que moi ! Le fait de découvrir leur mode de vie, leur rapport au monde, à la nature, au paysage qui les environnent, m’a beaucoup apaisé dans la façon dont moi-même j’habite les paysages qui sont les miens, les Yvelines dans mon enfance ou le Doubs aujourd’hui. D’une certaine façon, cela m’a ramenée au monde dans le sens où je lis les paysages différemment. Cette rencontre a également presque apaisé mes angoisses concernant la question environnementale. Comme toute personne qui vit en ville, on se sent un peu déconnecté de la nature et, eux, ils ont un rapport millénaire avec ces questions-là que je trouve beaucoup moins angoissant que le rapport que nous avons. Bizarrement, c’est par leur imaginaire très puissant qu’ils m’ont ramenée au monde et cela m’aide à vivre, en littérature et même au quotidien.

Prix du Roman Fnac 2019

Article rédigé par
Pauline
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