Venus du cinéma documentaire, les réalisateurs italo-américains Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis signent un premier long-métrage de fiction envoûtant et ancré dans le folklore de l’Italie rurale.
Italie, de nos jours. Vejano, petit village de Tuscie : un groupe de chasseurs se réunit dans un gîte pour se réchauffer et se remémorer des histoires d’antan. De ce matériau extirpé directement du réel, trace d’un acte fondamental de transmission, Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis déplient l’image cinématographique d’un imaginaire construit autour d’une vieille légende locale, celle d’un certain Luciano – incarné par l’artiste plasticien Gabriele Silli, dont c’est le premier rôle au cinéma – et son périple de la campagne italienne du XIXe siècle jusqu’aux confins du monde, en Terre de Feu, à l’extrémité sud du continent américain. Présenté lors de la Quinzaine des réalisateurs du dernier Festival de Cannes, La Légende du Roi Crabe constitue une suite logique au travail des deux réalisateurs, dont les deux précédents films documentaires – Belvanera (2013) et Il Solengo (2015) – faisaient également reposer leur architecture sur des légendes locales racontées par les chasseurs de Vejano.
Mon nom est Personne
Là où la plupart des tentatives cinématographiques autour de mythes et légendes sont généralement mesurées à l’aune de leur fidélité – voire de leur infidélité – aux textes, aux images, aux traces, le rite oral, qui passe essentiellement par les chansons populaires entonnées par les habitants, offre quant à lui au film une porte d’entrée idéale à l’onirisme et à l’invention. Rigo de Righi et Zoppis infiltrent ainsi leur cinéma dans les interstices d’un récit forcément incomplet et altéré au fil des années. Cela donne le personnage ivre et intempestif de Luciano, fils du docteur du village, amoureux transi de la fille de Severino, Emma – incarnée placidement par Maria Alexandra Lungu, révélée dans Les Merveilles d’Alice Rohrwacher (Grand Prix du Festival de Cannes en 2015) -, qui s’insurge soudainement contre le principe local, dont la seule volonté de maintenir close une porte de son domaine prive les villageois d’un précieux raccourci. Un signe qui illustre concrètement le pouvoir du prince qui s’exerce hors champ, dans cette manière de quadriller le territoire et de régir la circulation des corps dans l’espace. Luciano surgit alors comme un hors-la-loi, exilé avant l’heure, révulsé par cet obstacle qui se dresse sur son chemin.
Au milieu des villageois, campés d’ailleurs par les chasseurs et les habitants de Vejano eux-mêmes, Luciano semble tantôt possédé, tantôt absent à lui-même, errant sans but, n’appartenant à aucune époque. « Luciano était un saint, Luciano était un idiot, Luciano était un ivrogne, Luciano était un génie », peut-on entendre au début du film, ce qui tend à conforter le statut bien à part de ce personnage hors du temps qui abhorre les frontières. Sentiment décuplé lorsque le film amorce sa seconde partie, où l’on retrouve cette fois-ci Gabriele Silli dans les habits d’un missionnaire en quête d’un trésor légendaire, bientôt suivi par un groupe de pirates assoiffés. L’homme a troqué l’italien contre l’espagnol, la chemise défroquée contre la soutane de fortune du prêtre : comment s’est-il retrouvé dans cette posture, si loin de la campagne bucolique et ensoleillée de son Italie natale ? Est-ce bien le même Luciano que l’on tient sous nos yeux, celui qui a dû s’exiler en raison d’un crime dont il est malgré lui l’auteur, ou bien un tout autre homme qui se serait glissé sous ses traits ? C’est bien la propriété magique de cette coupure géographique et stylistique qui s’opère à la moitié du film que d’injecter de l’incertitude et de bloquer l’identification au personnage, au risque de frustrer le spectateur.
La Légende du Roi Crabe est ainsi scindé en deux chapitres – assez inégaux, du fait de cette coupure brusque. La première partie est effectivement ponctuée de beaux tableaux en clair-obscur et de cadres scintillants, la plupart en plans fixes, et l’on ne peut s’empêcher de rapprocher son grain si marqué d’un autre film italien contemporain, Heureux comme Lazzaro (2018) d’Alice Rohrwacher, qui opérait lui aussi une coupure assez nette à la fois dans le temps et l’espace. Non seulement le film de Rigo de Righi et Zoppis s’installe-t-il dans le même espace, dans la même géographie, mais il rejoue également cette porosité entre le réalisme des images et une dimension fantasmagorique, accouchant d’un réel tout autant poétique que politique, car toujours encadré par la mezzadria (métayage), type de contrat hérité du Moyen-Âge, surtout implanté en Italie du Nord et qui jusqu’à très récemment définissait les rapports entre de riches propriétaires terriens et les paysans.
La seconde partie du film, qui procède justement de ce pan indécis de la légende – personne ne semble vraiment savoir ce que ce Luciano est devenu après avoir traversé l’Atlantique – opère alors un revirement total. Le film bascule soudainement dans un western atmosphérique aux confins du monde et de la folie, quelque part entre les films de Werner Herzog et les figures désabusées des livres de Joseph Conrad.
Luciano se met en quête d’un mystérieux trésor, qui reposerait au fond d’un lac, au sommet de la montagne. Sa gueule abîmée porte les stigmates du temps, de l’alcool, du ressentiment, et semble plus animée par la foi et l’espoir de rédemption que par la raison. Dans ce segment crépusculaire, les cinéastes semblent enfin laisser libre cours à leur imaginaire, comme délestés de la reconstitution très esthétique et minimaliste du récit initial, à l’image d’une scène de chasse à l’homme silencieuse dans les montagnes escarpées. Séquence qui distille le seul véritable moment de tension d’un film qui jusque-là affichait peu de bravoure malgré une mise en scène soignée et pittoresque. C’est précisément ce contraste criant entre les deux chapitres du film qui, au lieu de lui donner du relief, atténue légèrement sa saveur.
La Légende du Roi Crabe (Re Granchio) d’Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis – 1h46 – avec Gabriele Silli, Maria Alexandra Lungu, Dario Levy – En salles le 23 février 2022