Formé en 1981, le légendaire groupe de rock français sort son nouvel album, Babel Babel. Il doit son succès toujours intact à une communauté de fans de plusieurs générations et une étonnante capacité à se renouveler.
« Indochine, c’est un groupe qui est mort et qui a ressuscité commercialement plusieurs fois dans sa carrière ! », nous dit Paul, disquaire fan de la formation depuis plus de 30 ans. À raison : si la petite bande emmenée par Nicola Sirkis depuis des décennies remplit des stades et a fait une tournée d’été 2023 qui a rassemblé plus de 200 000 spectateurs, il n’en a pas toujours été ainsi.
« Dans les années 1990, et surtout dans les années 2000, plus personne ne parlait d’eux à part une poignée d’acharnés comme moi. On passait L’Aventurier dans les mariages et les campings, mais plus personne ne s’intéressait à leurs nouveaux albums […]. Au début des années 2000, ils ont même eu un long conflit avec leur ancienne maison de disque, tout le monde pensait qu’ils étaient finis, même s’ils n’ont jamais cessé de tourner. »
De la traversée du désert à la renaissance
En effet, après une longue traversée du désert qui avait remisé le groupe au rang de plaisir nostalgique, Indochine a effectué un retour sur le devant de la scène spectaculaire avec la sortie de Paradize en 2002. Un album au son profondément retravaillé, aux textes audacieux et qui a donné au groupe une identité littéraire et gothique encore plus marquée qu’avant. « Nicola Sirkis a toujours été très influencé par la littérature, mais, à partir de Paradize, le groupe est passé à la vitesse supérieure, ajoute Paul. Certains textes sont signés par des romancières connues comme Camille Laurens, dont l’univers se marie très bien avec celui que le groupe construisait à l’époque. Ils ont assumé ce côté rock gothique et ces productions super fortes en émotions brutes, et ça a payé, comme avait payé le pari de faire de la pop sautillante et ludique aux textes inspirés par l’Asie 20 ans avant ! »
Un constat partagé par Antoine, un grand fan des albums de cette période : « Pendant dix ans, ils ont vraiment conquis un nouveau public en faisant énormément de scène et en sortant des albums surprenants […]. Entre Dancetaria en 1999 et La République des météors en 2011, ils ont enchaîné les très bons albums ! Après, j’ai un peu décroché, mais mes parents et ma petite sœur sont restés fans, ils ont réussi un pari intergénérationnel ! » Le succès ne s’est pas démenti depuis, cette décennie de mutation s’achevant sur le remplissage du Stade de France en 2010, exploit alors inédit pour un groupe français et renouvelé plusieurs fois depuis.
Rafaëlle Hirsch-Doran, autrice d’un livre conséquent sur la carrière du groupe, fait partie de ces fans ayant rencontré Indochine à cette période : « Je suis tout simplement tombée sur une publicité à la télévision pour la sortie de leur album live Hanoï, enregistré au Vietnam en juin 2006. Il célébrait les 25 ans du groupe et j’en avais 11, j’ai donc fait partie, fut un temps, de cette jeune génération de public qui arrivait bien après les débuts ! Personne n’écoutait Indochine chez moi, ça ne venait donc pas du tout d’une influence familiale. J’ai adoré, justement, cette esthétique sombre, ces textes hors du temps, et je me suis plongée entièrement dans l’histoire du groupe, que j’ai trouvée fascinante ! » Une passion qui s’est confirmée à mesure que l’autrice a découvert les performances live toujours en évolution de la formation.
Un groupe qui ne cesse de se réinventer
Un des moteurs de la renaissance du groupe a ainsi été sa capacité à se réinventer, en albums comme en spectacle. Indochine a conquis au fil des décennies un public renouvelé et rajeuni, attirant entre autres des communautés alors peu ciblées par la musique francophone. Jeanne, qui a longtemps été fan du groupe, s’en amuse : « Quand j’étais au collège, j’ai découvert mon identité queer, et j’étais la caricature de la gothique fan de littérature classique qui traîne toute seule au fond de la classe. C’était à l’époque de La République des météors. J’ai énormément aimé le groupe qui m’a accompagné pendant toute mon enfance parce que leurs looks, leurs textes, leurs ambiances, leur manière de jouer avec les stéréotypes de genres, tout ça me parlait énormément ! Ce n’était peut-être pas très “cool” d’être ado Indochine à l’époque, mais c’était un groupe qui faisait énormément de bien aux gens comme moi ! »
Une dynamique confirmée par Rafaëlle Hirsch-Doran. Pour elle, la recette Indochine tient dans un subtil équilibre entre l’air du temps, une aura de mystère et une capacité à ne pas se laisser influencer outre mesure par les albums précédents. « Le groupe n’est pas resté figé dans les années 1980, au contraire ! », explique ainsi l’autrice.
Si l’âme de leur musique reste la même, chaque album est conçu « comme si c’était le tout premier. Babel Babel sera en quelque sorte leur 14e premier album et constitue ainsi une porte d’entrée pour un nouveau public. » Un point qui ne concerne pas uniquement la musique, mais aussi toute l’esthétique du groupe, qui a conservé une partie de ses racines, mais a su mobiliser à chaque nouvel album de nouveaux illustrateurs, vidéastes ou graphistes. C’est ainsi que Babel Babel voit toute son esthétique signée par le photographe David LaChapelle, ajoutant une nouvelle dimension à l’histoire graphique d’Indochine.
Un catalogue aussi patrimonial qu’actuel
Le groupe est ainsi en constante évolution, sans pour autant avoir renié ses origines. Caroline, une fan de rock, évoque son attachement au patrimoine représenté par la bande de Nicola Sirkis et comprend pourquoi sa musique est toujours culte. « Je ne sais pas trop ce que fait Indochine maintenant, mais à chaque fois que j’écoute ses vieux tubes, je les aime au premier degré. Pour moi, ce n’est pas du tout ringard, ça fait partie du patrimoine. L’Aventurier, J’ai demandé à la Lune, Trois Nuits par semaines… Ce sont des chansons avec un effet nostalgique au sens positif du terme ! » À côté d’elle, un de ses amis abonde : « C’est la honte, je serais incapable de citer une de leurs chansons récentes… Mais si on m’offrait des places pour les voir, je dirais oui sans hésiter ! »
Il s’agit sans doute de l’une des recettes qui ont fait fonctionner le groupe jusqu’en 2024 : avoir su conserver son héritage de fabricant de tubes estampillés années 1980 sans s’enfermer dans la réinterprétation de ses premiers succès. En 2016, Indochine a ainsi fondé son propre label au sein de RCA, Indochine Records, pour garder la main sur la direction artistique de ses propres projets sans subir de pressions.
Une stratégie plutôt payante, qui se traduit autant en albums que sur scène, où le groupe connaît depuis une dizaine d’années un succès fulgurant. Les tournées triomphales s’enchaînent et, comme le remarque Rafaëlle Hirsch-Doran, « rien ne sent la naphtaline sur scène et cela aide certainement à ce que des personnes plus jeunes s’y retrouvent, puisqu’elles n’ont aucune nostalgie de la version antérieure d’un groupe qu’elles n’ont pas connu et découvrent un groupe qui pourrait avoir été créé aujourd’hui. Et puis […] les textes d’Indochine ne sont pas datés. Ils ne peuvent pas l’être, puisqu’ils sont toujours très oniriques, ils ne parlent pas d’un quotidien ou d’une époque avec des dates et des événements, mais d’émotions, de sentiments que chacun ressent, en 1983 comme en 2024″.
L’ensemble des personnes interrogées ont montré beaucoup d’enthousiasme et de curiosité à l’annonce de la sortie de Babel Babel, dont les premiers morceaux ont d’ores et déjà remobilisé le public du groupe. Laissons le mot de la fin à Paul, qui attend le nouvel album et la nouvelle tournée avec impatience : « Ça fait des dizaines d’années qu’Indochine continue en faisant exactement ce qu’ils veulent, ni plus, ni moins, sans trop se soucier de ce que les critiques ou les gens déçus leur reprochent. Ça ne plaît pas à tout le monde, peut-être, mais ce qui est certain, c’est que ça plaît à assez de monde pour continuer à remplir des stades après plus de 40 ans ! Je ne sais pas si Babel Babel me plaira, on verra bien à l’écoute, mais ce qui est sûr, c’est qu’ils vont encore une fois réussir à mobiliser des foules et à apporter beaucoup de joie au public ! »