Quand il y en a en quantité, nous ne faisons pas attention à eux, mais il suffit qu’ils viennent à manquer pour que l’économie mondiale vacille. Focus sur les semi-conducteurs, ces petites puces électroniques que le monde entier s’arrache.
L’histoire a connu plusieurs crises pétrolières et les conséquences qui en ont découlé : des perturbations économiques, géopolitiques, sociologiques et même écologiques. Depuis quelques mois, des turbulences d’un nouveau genre bousculent la planète, qui relèguent le pétrole à une autre ère : la pénurie des semi-conducteurs. Des milliers de fois plus fins qu’un cheveu (de l’ordre du nanomètre), ces composants électroniques sont omniprésents. Nous les utilisons sans le savoir partout, tout le temps. Des usines à l’arrêt et c’est l’économie mondiale qui retient son souffle, tous les secteurs en subissant les conséquences les uns après les autres. Décryptage d’une addiction jusqu’à présent négligée : la dépendance aux puces.
L’or noir du XXIe siècle
Techniquement, les semi-conducteurs sont des éléments ou composés chimiques solides, ni tout à fait conducteurs d’électricité, ni tout à fait isolants. Ils peuvent devenir l’un ou l’autre sous l’action de la chaleur, d’une tension électrique ou de la lumière. Un peu comme des interrupteurs que l’on ouvre ou ferme. Ils sont généralement conçus à partir de silicium, un dérivé du sable qui se trouve facilement, mais aussi de germanium ou de gallium. Les semi-conducteurs sont aujourd’hui nos compagnons du quotidien, présents dans la quasi-totalité des appareils : smartphones, ordinateurs, tablettes, consoles de jeux, télévisions et autres objets connectés.
Indispensables au bon fonctionnement des voitures et de l’électroménager, ils entrent dans les processus de fabrication de tous les secteurs industriels (aéronautique, médical, militaire). En 2020, l’industrie mondiale des semi-conducteurs, de la conception à la fabrication, représentait près de 440 milliards de dollars. Des chiffres qui ne vont faire qu’augmenter dans les années à venir.
Pour comprendre la crise des composants qui dure depuis plusieurs mois, il est nécessaire de s’intéresser à la structure du marché. Aux côtés des entreprises comme Intel, Samsung ou ST Microelectronics, qui conçoivent et fabriquent leurs puces, de nombreux acteurs ont fait le choix de se spécialiser. D’un côté, les concepteurs – majoritairement des entreprises américaines comme Broadcom, Qualcomm ou Nvidia – ne se chargent que de la recherche et du développement. On les appelle des fabless, car ils ne produisent pas les composants qu’ils conçoivent. De l’autre, les fabricants. La production des semi-conducteurs, particulièrement complexe, est à 80 % localisée en Asie, à Taïwan avec TSMC – qui détient 50 % des parts du marché de la fonderie –, et en Corée du Sud avec Samsung Electronics. En résumé, ceux qui conçoivent et vendent les puces ne les fabriquent souvent pas.
Le marché des semi-conducteurs est très cyclique et instable.
Mathilde Aubryprofesseur en économie à l’EM Normandie
Les raisons multiples de cette pénurie
« Le marché des semi-conducteurs est très cyclique et instable, indique Mathilde Aubry, professeur en économie à l’EM Normandie, dans son étude Pénurie de semi-conducteurs : réflexions, solutions et priorités. Dès le début des années 1990, IC Insights souligne l’alternance de périodes où les capacités de production des entreprises augmentent tandis que les prix et les investissements baissent, et de périodes où ces variables évoluent dans le sens inverse. » Cyclique, donc instable par nature, ce marché a connu des soubresauts ces derniers mois qui l’ont perturbé pour de bon.
D’abord, des tensions géopolitiques entre la Chine et les États-Unis, qui portent les germes de la crise présente. Anticipant les sanctions imposées par Donald Trump (et maintenues par Joe Biden) à l’Empire du milieu, le géant Huawei a acheté d’immenses quantités de semi-conducteurs, creusant dès 2020 le déficit des stocks. Arrive ensuite le Covid. Surprise pour les spécialistes de l’IT, il s’accompagne d’une demande qui explose avec les premiers confinements, les particuliers s’équipant massivement en moyens de communication et de loisirs numériques, et les entreprises en serveurs pour assurer les conditions de télétravail.
Problème, cette demande a été mal anticipée par les géants du secteur, qui ont commandé des lots de semi-conducteurs basés sur de mauvaises estimations. Autres difficultés, des foyers épidémiques, des incendies, des rationnements en eau et de fréquentes coupures d’électricité continuent de paralyser ça et là des lignes de production en Asie. Pour compliquer encore les choses, les ports asiatiques sont saturés, eux aussi incapables de satisfaire la demande. Le monde entier commande des conteneurs à la Chine, à Taiwan ou au Vietnam : les prix ont été multipliés par dix en quelques mois et ils s’amoncèlent sur les docks.
Des répercussions sur l’industrie et les consommateurs
Face à cette conjonction de capacités de production insuffisantes et de difficultés logistiques, l’industrie mondiale commence à étouffer. Puisque les semi-conducteurs entrent dans la fabrication d’innombrables produits, rares sont les secteurs d’activité à ne pas subir les conséquences de leur raréfaction. À commencer bien entendu par celui de la high-tech. Les gamers n’ont pas attendu cet automne pour le constater. Ceux qui attendaient impatiemment les nouvelles Xbox One et Playstation 5 en savent quelque chose : déjà difficiles à trouver à leur sortie, il y a un an, les consoles sont aujourd’hui en rupture, avec des réapprovisionnements au compte-gouttes.
Idem pour les cartes graphiques dernière génération. « Quand nous recevons du stock, tout est vendu en quelques minutes », nous confie le dirigeant d’un site spécialisé dans la vente de matériel informatique. Du côté d’Apple, qui achète près de 12 % de la production mondiale de semi-conducteurs selon le cabinet Gartner, les conséquences de la pénurie commencent aussi à se faire sentir. Le géant à la pomme annonce ainsi que 10 millions d’exemplaires de son iPhone 13 ne pourront être produits dans les délais prévus.
Au-delà du secteur de l’IT, tous les pans de l’économie sont frappés et partout des produits manquent à l’appel : équipement de la maison, jouets, outils de bricolage, etc. Mais c’est certainement dans l’industrie automobile que le prix à payer est le plus élevé. Des essuie-glaces aux clignotants, les voitures sont en effet bardées de semi-conducteurs. Sans eux, les lignes de production sont au régime forcé. C’est précisément ce qui se déroule actuellement, avec des constructeurs incapables de se fournir, de plus en plus de salariés au chômage technique et, dans l’ensemble, un avenir très incertain qui se dessine pour toute la filière. Renault anticipe une perte de production de 500 000 véhicules sur l’année à venir, Stellantis (fusion de PSA et FCA, qui rassemble Peugeot, Citroën, Opel, Fiat et Chrylser) a fermé plusieurs usines comme nombre de ses concurrents…
Finalement, tout le marché s’effondre : en Europe, les ventes ont fondu de 23 % en un an et les perspectives pour les mois à venir ne sont guère réjouissantes, le cabinet AlixPartners anticipant un manque à gagner global de 210 milliards de dollars.
Des solutions vraiment efficaces ?
Cette crise qui affecte tant de secteurs n’a en réalité rien de surprenant. Elle était même prévisible. En 2008, déjà, un rapport sénatorial s’inquiétait de la faiblesse de l’Europe en matière de production de semi-conducteurs et mettait en garde contre les conséquences que cela pouvait entraîner. « L’Europe va-t-elle renoncer à produire les composants et se spécialiser dans la conception des circuits ? […] une telle orientation conduirait à terme à la disparition de la microélectronique européenne et à la perte de compétitivité globale de pans entiers de l’économie », écrit ainsi le sénateur Claude Saunier dans le rapport L’Industrie de la microélectronique : reprendre l’offensive.
On ne décide pas de produire des semi-conducteurs comme on décide de produire des masques : l’ajustement entre l’offre et la demande est difficile.
Mathilde Aubryprofesseur en économie à l’EM Normandie
« Reprendre l’offensive » semble plus que jamais nécessaire pour répondre à cette crise bien partie pour durer. Les projections des experts de tout bord ne laissent en effet pas espérer d’amélioration avant plusieurs trimestres. Alors, tout le monde met les bouchées doubles. À commencer par TSMC, le numéro 1 mondial des puces, qui annonce la construction d’une usine au Japon et 100 milliards de dollars d’investissements dans les trois ans en recherche et développement et en amélioration des capacités de production. Intel suit le même chemin avec la construction de deux usines XXL aux États-Unis, qui devraient coûter quelque 20 milliards de dollars.
C’est aussi à coups de milliards que l’Europe entend réduire sa dépendance aux fondeurs asiatiques en relocalisant une partie de la production sur le vieux continent. Bruxelles dégaine donc son Alliance pour les processeurs et les technologies de semi-conducteurs, avec pour ambition de porter à 20 % sa part dans la production mondiale de composants d’ici à 2030. Quant à la France, une enveloppe de 6 milliards d’euros est consacrée aux semi-conducteurs dans le plan d’investissement France 2030. Objectif : doubler la production hexagonale.
Ces annonces suffiront-elles à retrouver une situation normale ? Rien n’est moins sûr. Selon Mathilde Aubry, « quand toutes les nouvelles fabs seront opérationnelles, la hausse des prix que nous pouvons connaître actuellement aura entraîné une baisse de la demande. La conséquence sera alors une nouvelle phase de surplus. Ces usines risquent de ne pas être rentables, d’autant plus qu’elles deviennent, dans ce secteur, rapidement obsolètes. On ne décide pas de produire des semi-conducteurs comme on décide de produire des masques : l’ajustement entre l’offre et la demande est difficile. »