[Rentrée littéraire 2023] À l’occasion de la parution de son nouveau livre Panorama, L’Éclaireur s’est entretenu avec la journaliste et romancière Lilia Hassaine. Rencontre.
Définitivement inclassable, Lilia Hassaine nous revient – après deux romans (L’Œil du paon, 2020, et Soleil amer, 2021) et un recueil de poésie (Des choses sans importance, 2023) – avec un livre étonnant et ambitieux : Panorama, sorti ce 17 août chez Gallimard. Dans un texte traversé d’angoisses contemporaines, mais vivant par la grâce de personnages croqués dans leurs ambiguïtés, l’autrice relate l’enquête d’une policière pour retrouver une famille disparue dans la France de 2050.
Une France où les cauchemars ont les contours d’une utopie, d’un ordre nouveau, celui d’une transparence absolue et radicale. Des maisons de verre à la surveillance généralisée de chacun par tous, jusqu’au domaine plus intime du couple et du deuil, se décline ainsi l’intuition d’un loup caché derrière les bonnes intentions. Dans un entretien-fleuve, Lilia Hassaine a eu la grâce de nous éclairer et de partager avec nous un peu de sa part d’ombre.
Comment définiriez-vous le genre de votre roman ?
L’idée était précisément de ne pas enfermer le roman dans un genre spécifique, ou trop normé. Aux États-Unis, Bret Easton Ellis croise, par exemple, polar, humour et réflexion sociale. Je pense à Lunar Park (2005). Tout en ayant envie de me frotter à cela, je voulais garder une approche spontanée, ne pas m’inspirer de structures déjà existantes.
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J’aime beaucoup cette idée du roman comme genre bâtard. Et puis, j’avais cette obsession de la transparence, d’écrire un livre d’anticipation qui n’obéisse pas totalement au genre de la science-fiction. En réalité, c’est la société d’aujourd’hui que j’ai voulu “étirer” autour d’une enquête de police qui me permet de mélanger les genres, de suivre mon imaginaire.
Justement, avez-vous senti que vous aviez beaucoup à étirer le réel pour écrire ce livre ?
Pas tellement, en fait ! Ce roman est d’abord parti d’une vision esthétique : en sortant de la Fnac de Nice en 2021, je suis tombée sur un showroom de salles de bain. J’ai eu le sentiment étrange que quelqu’un pouvait arriver à tout instant, se laver les dents, faire sa toilette, et poursuivre sa vie sous les regards.
« Je voulais suivre une intuition particulière, injecter l’idée d’une société de contrôle construite non pas sur un Big Brother ou une figure autoritaire, mais plutôt sur l’autorégulation. »
Lilia HassaineAutrice de Panorama
Cette vision m’est restée, un peu troublante, jusqu’à ce que je fasse le lien avec beaucoup de questions que je me posais déjà sur la transparence dans son acception plus politique ; formation de journaliste oblige. Sur cette injonction, aussi, qu’on a à dévoiler de plus en plus son intérieur et des choses par rapport à ses opinions. Cette société de la démonstration m’interrogeait déjà.
Il y a donc autant d’intuition que de réflexion à l’origine du projet. Des livres vous ont-ils influencé ?
J’ai bien sûr lu les classiques de la littérature d’anticipation, mais je voulais suivre une intuition particulière, injecter l’idée d’une société de contrôle construite non pas sur un Big Brother ou une figure autoritaire, mais plutôt sur l’autorégulation, sur un contrôle diffus où chaque citoyen est un peu le Big Brother des autres. Cette idée m’habitait depuis la crise du Covid.
C’est-à-dire ?
J’ai eu l’impression que c’est un peu ce qui s’est passé à ce moment-là. Les décisions prises alors se sont surtout traduites par des recommandations. Mais ce sont les citoyens qui, les uns par rapport aux autres, s’interrogeaient, se surveillaient, sans besoin d’un contrôle autoritaire. Cela a nourri l’écriture. Je voulais bien sûr écrire un livre d’imagination, mais dans tout ce que cela comporte de concret et de réel. La fiction n’est pas décorrélée de la réalité.
Vous montrez que tout le monde a toujours une bonne raison de vouloir de la transparence. Quelle serait la vôtre ?
Elle ne serait pas très originale ! Comme tout le monde, j’ai parfois fantasmé dans mes relations amoureuses de savoir ce que faisait l’autre. Et puis, il y a aussi les injustices qu’on a envie de faire connaître. Tout le monde arrêterait de manger de la viande si les abattoirs étaient transparents. Parfois, on voudrait aussi montrer ce qui se passe chez nous : la transparence est une passion très humaine.
Toutes ces raisons sont valables : mon roman n’est pas un pamphlet, il pose des questions. Que se passerait-il si cette transparence était étendue partout, si on la généralisait comme principe de vie ? C’est aussi ce qui m’intéressait ; partir d’une société de la bienveillance, de la transparence, pour questionner cette notion. La transparence est un bel objet littéraire, car c’est complexe. On la cherche tous sans tout à fait y regarder à deux fois. En fait, je voulais questionner, décaler le regard : est-ce que voir chez ses voisins suffit à les connaître ?
Dans votre livre, vous mettez en scène des associations féministes, des victimes qui se font justice elles-mêmes et qui au nom de la transparence abolissent l’institution pour la remplacer par des tribunaux populaires. Selon vous, qu’est-ce qui met en danger la justice aujourd’hui ? La transparence ou l’absence de transparence ?
C’est tout le sujet. Il y a aujourd’hui une très grande méfiance vis-à-vis de l’institution judiciaire, une énorme incompréhension en fait, que j’ai pu moi aussi ressentir. On entend le récit de personnes qui ont été agressées et dont l’agresseur n’est pas poursuivi, tandis que dans des affaires complètement banales, de circulation ou de non-port du masque, on peut se retrouver devant un tribunal. Cela nourrit le désir légitime d’une transparence plus grande de l’institution, mais aussi une remise en cause de ses principes, comme la prescription ou l’excuse de minorité. Pour le meilleur comme pour le pire.
Je me souviens d’un sondage lors d’une émission de grande écoute sur l’affaire Lola. La question posée était la suivante : “Est-ce que l’accusé a droit à un avocat ?” Cela m’inquiète. Que les institutions soient questionnées est tout à fait normal, mais ce qui m’interroge ce sont les réponses élaborées aujourd’hui. Or, dans le domaine judiciaire – comme dans le domaine politique –, la transparence totale n’est pas forcément atteignable, ni souhaitable.
Vous ébauchez aussi le portrait d’une école où transparence rime avec surveillance. Qu’est-ce qui vous inquiète le plus dans cette école-là ?
Il y a de moins en moins de place pour l’ennui et pour la possibilité de faire des bêtises. Il est nécessaire d’essayer de se confronter à l’autorité. De tricher même, parfois, quitte à se faire prendre. Je vois à quel point cela devient difficile pour un élève de se sentir libre à l’école. Les logiciels de vie scolaire permettent de prévenir tout de suite les parents d’une absence, d’une bêtise, directement par SMS. Élève, j’avais besoin de m’engouffrer dans les failles, de faire parfois les choses en cachette. C’est aussi un apprentissage nécessaire.
« Écrire, c’est au contraire se confronter à la difficulté de définir les gens et tenter de considérer ses personnages comme des individus qui ne sont pas réductibles à une définition simple. »
Lilia HassaineAutrice de Panorama
Je m’inquiète davantage des élèves trop parfaits. À l’école, même si la transparence répond aux souhaits des parents, elle révèle surtout une immense inquiétude, l’idée aussi que tout adulte est potentiellement une menace. Et donc on surveille les enfants pour leur bien, au risque de leur transmettre une forme de peur plutôt que la sécurité. Si mon livre fait aussi un peu peur, son but est plutôt d’imaginer des situations extrêmes pour mettre à distance toutes ces inquiétudes légitimes.
L’un de vos personnages parle du “poétiquement correct” qu’il oppose à la transparence. Qu’est-ce que le poétiquement correct ?
Ce serait justement cet art de la contradiction, ce droit à la nuance. Le droit aussi de vieillir, comme les photographies argentiques. J’ai toujours cette pensée un peu absurde de me dire que ce que crée la photographie numérique, c’est une abondance sans objet, uniforme. À l’inverse, quand je retrouve des photos personnelles, il y a quelque chose de tellement rare, associé à un moment, une émotion… Alors que réseaux sociaux facilitent la conformité du corps. On y tolère en fait très mal la différence.
« La littérature nous l’enseigne sans cesse : ce qui paraît clair ne l’est pas. »
Lilia HassaineAutrice de Panorama
Le poétiquement correct, c’est donc être beaucoup plus aligné avec la différence, sans chercher forcément à lui donner un nom ou une étiquette. Cela se traduit dans le texte : écrire “Il est beau” ou “Elle est amoureuse” ne dit rien d’un personnage. Écrire, c’est au contraire se confronter à la difficulté de définir les gens et tenter de considérer ses personnages comme des individus qui ne sont pas réductibles à une définition simple. Renouer, en fait, avec une forme de singularité.
Votre livre est une mise en réel de ce qu’est la société sur les réseaux sociaux. Or, nous vivons tous dans notre bulle d’information personnelle qui nous informe surtout de nos propres idées. Comment fait-on pour garder un espace d’opacité et de doute ?
La nuance est importante. Souvent, sur les réseaux, je vois des situations très tranchées en apparence et je m’aperçois que je ne sais pas quoi penser. Pour avoir un avis, il faudrait que j’étudie le dossier pendant des jours. Il faut comprendre que quelqu’un qui a raison peut être un très mauvais orateur, quelqu’un qui a tort peut maîtriser le discours. Ces choses très banales, en fait, la littérature nous l’enseigne sans cesse : ce qui paraît clair ne l’est pas.
Sur le couple et la transparence, vous n’êtes pas nuancée pourtant…
S’il y a un lieu où la transparence n’a pas sa place, c’est la relation amoureuse. Si demain nous avions accès au téléphone en temps réel de notre conjoint, ce n’est pas pour cela qu’il ne nous tromperait pas. Et puis, jusqu’où ? Ce qui m’intéressait dans ce processus d’écriture, c’était précisément d’étudier aussi tout ce qui échappe à la transparence. Or, dans une société de la transparence, l’amour est une forme de création empêchée. Parce qu’elle naît du trouble, de l’ambiguïté, c’est-à-dire d’une forme d’opacité.
Comment avez-vous adapté votre écriture à ce projet et à sa portée ?
Par le passé, j’ai parfois été beaucoup plus lyrique. Mais il fallait, ici, un style plus plat, être en deçà, parce que mon personnage est une policière qui regarde beaucoup, souvent silencieusement. Et donc m’oublier pour faire corps avec les personnages, y compris avec ceux qui peuvent me rebuter, avec lesquels je ne suis pas d’accord. La littérature est un bon exercice démocratique : on y apprend à se mettre à la place de l’autre.
Vous dites en interview que vos lecteurs vous informent souvent de votre intentionnalité de départ. Le livre est achevé. Votre intentionnalité vous-est-elle transparente désormais ?
Il y a dans mon propre livre quelque chose qui m’échappe. Mais, par définition, la littérature se loge là où il n’y a pas de mots, pas d’explication. Et je crois d’ailleurs que c’est pour cela qu’on écrit : pour chercher à savoir.
Panorama, de Lilia Hassaine, Gallimard, 240 p., le 17 août 2023 en librairie.