
Présenté au Festival de Cannes dans la sélection Un certain regard, le tout premier film de Scarlett Johansson porte un regard touchant et malicieux sur la vieillesse et le temps qui passe.
Eleanor Morgenstein est de celles qui commencent leur journée avec un café et une séance de potins autour de la table du petit-déjeuner. À 94 ans – « Mais 16 ans dans la tête » –, elle partage son quotidien avec sa meilleure amie de toujours, Bessie. Inséparables depuis sept décennies, les deux femmes mènent une vie tranquille et joyeusement ritualisée dans leur appartement ensoleillé de Floride, entre promenades en bord de mer, séances de sport face aux vagues et courses hebdomadaires dans le même magasin.
Pleine d’esprit et d’humour, la nonagénaire nous fait rire dès les premières minutes. On s’attache immédiatement à cette vieille dame pétillante, dont les réparties fusent – même quand il s’agit de recadrer un jeune employé pour obtenir ses cornichons préférés.
Un ping-pong verbal
Autant l’admettre tout de suite : quand Scarlett Johansson a annoncé qu’elle passait derrière la caméra, on s’attendait à tout sauf à Eleanor the Great. Présenté au Festival de Cannes dans la sélection Un certain regard, ce premier film nous a néanmoins agréablement surpris. On a découvert une œuvre tendre et drôle, aux dialogues savoureux qui claquent comme un match de ping-pong verbal. En explorant la vie de cette nonagénaire, l’actrice et réalisatrice américano-danoise évite habilement les pièges du pathos.

Pourtant, le quotidien d’Eleanor bascule avec le décès soudain de Bessie. Pour la première fois depuis plus de dix ans, la vieille dame se retrouve seule. Elle décide alors de rejoindre sa famille à New York et « d’emménager pour la première fois à Manhattan, à 94 ans », assure-t-elle au chauffeur de taxi. Elle y retrouve sa fille aimante, mais débordée, et son petit-fils déjà grand.
Ces retrouvailles donnent lieu à des scènes familiales délicieuses, ponctuées de petites phrases universelles de grand-mère : « Tu as assez mangé ? », « Oui, ta coupe des cheveux est bien, mais je préférais avant »… Avec son sourire malicieux et son air impertinent, la comédienne June Squibb offre à Eleanor une profondeur espiègle qui illumine chaque scène.
L’histoire d’une autre
Sous les conseils de sa fille et malgré une réticence assumée, la vieille dame accepte finalement de se rendre au centre de chant juif de la ville, pour « [se] faire de nouveaux amis ». Mais, quand elle réalise qu’elle s’est trompée de salle et qu’elle est entourée du groupe de soutien aux rescapés de la Shoah, elle panique et raconte l’histoire de Bessie – dont la famille a été déportée et qui s’est échappée d’un train avant de s’enfuir dans la forêt – comme s’il s’agissait de la sienne. Un récit qui touche tous les membres, mais surtout Nina, une étudiante en journalisme qui souhaite écrire un article sur elle.

L’humour du film, subtil et sans lourdeur, naît ainsi de ces quiproquos et situations absurdes où Eleanor jongle entre ses vérités et ses petits mensonges. Cette rencontre marque ainsi le début d’une amitié aussi improbable que touchante, fondée sur leurs pertes respectives – Eleanor a perdu sa meilleure amie, Nina sa mère – et qui forme un récit sensible sur la transmission et la mémoire. Scarlett Johansson parvient à filmer avec tendresse ces visages marqués par le temps, sublimant les émotions à travers des gros plans particulièrement sensoriels.
Une écriture juste et touchante
Portée par une écriture fine et intelligente, Eleanor The Great prend le temps de développer des personnages complexes et attachants tout en explorant des thématiques trop souvent reléguées au second plan au cinéma. La nonagénaire évoque sans tabou son rapport à la sexualité – « le sexe, [elle] y pense tout le temps » – et l’œuvre interroge habilement notre rapport aux aînés (comment concilier protection et liberté ?), le deuil, la religion et la transmission. Elle nous parle de ceux qui restent – après un décès, après la Shoah –, de ceux qui nous manquent et de la mémoire – de Bessie, de la mère de Nina, mais aussi des rescapés.

Le long-métrage brille aussi par la prestation de ses actrices. June Squibb incarne avec brio cette vieille dame pleine de vie, mordante et nostalgique, et Erin Kellyman s’approprie avec beaucoup de justesse le rôle de Nina, une jeune femme désemparée et passionnée. Elles portent ainsi un duo (très) touchant qui fonctionne.
Le premier film de Scarlett Johansson est une vraie réussite. La réalisatrice nous fait passer du rire aux larmes et explore des émotions sincères, sans jamais tomber dans l’excès. Malgré quelques scènes qui tendent parfois vers le mélodrame, Eleanor the Great est sans aucun doute une œuvre joyeuse, chaleureuse et très humaine, qui nous donne envie de (re)découvrir nos aîné·es.